Le chemin de mon cœur

Texte extrait du recueil « Chemins de traverse »

Car mon chemin n’a pas de début et pas de fin non plus. Le départ est en moi et la fin l’est aussi.

Le Chemin

Il n’a pas de début et pas de fin non plus.

Il est pareil au Chemin Vert où va buissonner la Venoge.

Il apparaît puis disparaît, réel et irréel, ondoyant sous mes pas, tout entier dans mon cœur.

Il commence là où je le souhaite : là où je « l’empreinte ».

Certes, il est à tout le monde mais au fil du temps je me le suis approprié.

Je l’ai fait mien et il m’appartient… le chemin.

Comme tout chemin, le mien a deux directions mais, allez savoir pourquoi, j’entreprends toujours mes promenades en m’engageant à droite.

Est-ce sa pente douce qui m’évite tout effort, m’invite à la paresse – s’incline avec grâce devant le paysage et m’offre la ville sur un plateau ? Ou est-ce plutôt le ravissement perpétuel de contempler au loin les montagnes qui se découpent en dentelle sur le ciel turquoise ?

Je ne saurais le dire !

Toujours est-il que pour rien au monde, je ne manquerais cet instant de grâce où, avec bonheur et les yeux tournés vers l’horizon, je me recueille rituellement sur le muret qui longe son tracé.

Le temps d’apprécier le chaud contact des pierres gorgées de soleil, d’emplir mes yeux et mon cœur de ce tableau de lumière et déjà mes pieds impatients me tirent en avant sur le chemin.

À cet endroit, pareil à un arc verdoyant, les noisetiers et les frênes le coiffent de leurs ramures et l’accompagnent jusqu’au tournant où il remonte brusquement.

Là, il s’élargit un peu et devient caillouteux. En son mitan, une ligne de verdure clairsemée court entre deux ornières. Ombré par un bois de feuillus et bordé d’une clairière où surgissent parfois des chevreuils, mon chemin se fait poème et rejoint mes sentiers intérieurs.

Bucolique et champêtre à souhait, je l’ar-pente d’une foulée souple et allègre. En dépit de sa déclivité, mon rythme reste mesuré alors même que mes pensées, libres et débridées, battent la campagne devant moi. Puis, tel un enfant ensommeillé, il émerge soudain de cette enclave pastorale ombragée et se met à courir entre les champs de maïs et les vergers.

Il se hâte, comme attiré par les rires des enfants et déroule son lacet blanc le long de l’école et du stade à la pelouse éclatante.

Et je le suis, les sens en éveil, le cœur et l’âme en fête, à l’affût de tout ce qu’il offre à mon regard insatiable.

Il m’entraîne sur sa surface qui poudroie au soleil et se met à sinuer au milieu de la campagne.

Mon chemin n’est pas pressé. Ce n’est pas une artère principale mais un petit vaisseau sur lequel je me laisse emporter. Ensemble nous voguons sur le canal de la tranquillité loin des foules et des routes bruyantes. Nous voyageons, sur le fluide du temps, voile au vent et en communion avec les éléments.

Oh oui, il prend son temps mon chemin. Il ondule, serpente, disparaît entre les monticules émeraude et les buttes fleuries.

Il joue à cache-cache avec les gibbosités, les tertres, les éminences et les mamelons verdoyants.

Ce n’est pas un grand chemin où l’on vole et dépouille le passant, non ! C’est un sentier modeste qui fleure bon la nature, au tracé parfois indécis qui s’égare parmi les champs et se perd dans les futaies.

Une sente où s’aventurent le poète et les biches ; où l’on pêche l’instant à grands coups de moulinet, où l’on collectionne les images et les paysages, où l’on récolte la rosée de la vie sur les bords du présent. C’est une piste merveilleuse où l’étonnement et le sublime se cueillent au détour d’une traverse ; un chemin de fortune où, semblable à Midas, le moindre des regards se transforme en trésor ; où la seule réalité que l’on détrousse est le néant de son éternité !

C’est un tout petit chemin, un layon aux senteurs de pives, un lé minuscule qui fait naître dans mon esprit les plus grands voyages. Qui m’emmène tout autour de la terre et me ravit sans cesse le cœur. Il a sa source en mon âme et va son petit bonhomme de chemin. Inlassablement, il porte mes pas au-devant du lac et des montagnes, du ciel et de la terre. Par leur contemplation, il m’ouvre les yeux sur la beauté qui m’entoure et renforce ma conscience au monde.

À présent, mon chemin se fait royal. Grâce à sa situation, il domine tout le plateau vaudois, du Jura jusqu’aux Alpes et comble mon esprit assoiffé d’infini.

Sur ma droite, massif et crénelé de nuages, le Jura s’élève pareil à un cordon olivâtre.

Sur ma gauche, nimbées par le soleil couchant, les cimes des Alpes étincellent sur l’horizon rougeoyant.

Émergeant de la brume, le Mont Blanc et les Dents du Midi accrochent encore à leurs pics les derniers rayons du soleil.

Mon chemin devient voie céleste. Il débouche sur le Cosmos. Plus rien n’arrête mon regard.

Autour de moi, l’espace illimité élargit ma pensée aux confins de l’univers et me met en résonance avec lui.

D’autres chemins s’ouvrent dans ma tête et orientent mes pensées et mes pas intérieurs vers le Mystère.

Devant moi les monts vallonnés du Mollendruz, de la Dent de Vaulion et du Suchet se profilent sur le ciel flamboyant et incarnent soudain un homme gigantesque couché sur l’horizon.

Sur la toile des cieux, son corps est immobile, son ventre se dessine aussi rond que les monts, ses jambes infinies filant dans le lointain. Tout en lui est silence, indicible présence…

Son visage est tranquille, étrangement serein et d’où que je l’observe, je le vois de profil. Allongé sur la terre depuis des millénaires, l’homme qui semble mort regarde vers le ciel…

Mais, dans son corps de pierre et son visage de roche, les yeux de pur cristal contemplent le Mystère. Emplis d’éternité ils voient ce qui n’est plus, emplis d’éternité ils voient ce qui sera et offrent à mon regard tout ce qui est encore.

Et je regarde tout ce qui est encore, je m’en emplis à ras bord, les yeux de l’Hommontagne traversant et habitant mon présent de son éternité. Puis, comme mus par une force invisible, mes pieds renouent avec le chemin et poursuivent leur immuable parcours.

À présent, mes pas me ramènent vers la maison. J’ai tourné le dos à l’Hommontagne et la ligne blanche du chemin me guide dans le soir naissant.

Encore quelques contours, quelques dévers et les quatre tours du château de Champvent se dressent bientôt dans le lointain. Niché sur la colline dominante du hameau, il s’élève majestueux. Semblable à un joyau, il apparaît hors du temps, serti dans un écrin de brume qui va s’éclaircissant.

À cette vision, mon chemin se fait enchantement. Il croise celui de mes songes et, par une alchimie étrange, les exalte de sa puissance évocatrice et m’emporte dans la forêt de Brocéliande sur les traces de la fée Mélusine et de Merlin.

Mon chemin est un chemin buissonnier. Il ne mène nulle part si ce n’est en moi-même. Il me permet simplement de me trouver et de me relier à celui que je cherche.

Soudain, un héron cendré se tient devant moi, juste au bord d’un petit étang que j’affectionne. Sous mes semelles le chemin a disparu, égaré dans le pré.

Au loin, semblable à un fleuve, l’autoroute n’est plus qu’un flux jaune et rouge qui serpente dans la plaine de l’Orbe.

La ville, en contrebas, a sorti ses habits de lumière. Elle brille de mille feux, masquant sous la féerie l’indigence des âmes.

Entre les flaques d’ombres aux étranges mouvances, je cherche mon chemin qui peu à peu s’efface. Déjà il disparaît pour laisser place à la route de la réalité.

Mais ultime récompense, juste avant l’en-trée du village sis sur une petite colline, il débouche sur un méplat et m’offre encore une vue plongeante et surréaliste sur le lac de Neuchâtel. Dans la clarté crépusculaire, le lac miroite sous le ciel métallique et resplendit de milliers de reflets d’argent.

Tout en pressant le pas, j’emprisonne une dernière fois sous mes paupières piquetées d’étoiles tout ce que mon âme peut retenir.

Devant moi la maison. Je suis partie par la droite et je reviens par la gauche. La boucle est bouclée.

Demain je reprendrai le chemin. Ce petit chemin qui me fait battre la campagne et le cœur. Ce chemin à la voie royale qui mène à ma rencontre et à celle du monde.

Car mon chemin n’a pas de début et pas de fin non plus.

Il commence là où je le souhaite : là où je « l’empreinte ».

Le départ est en moi et la fin l’est aussi.

Pareil à la rivière aux mythiques contours qui mêle dans son lit le cœur de ses amants, mon chemin est amour et s’offre sans détour.

 

© Catherine Gaillard-Sarron 2016

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